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Le soleil couchant dardait ses derniers rayons sur les plates-formes de pierre et les billots entourant le gibet. Les couleurs avaient la singulière plénitude qu’elles avaient toujours sur Tschaï : même les bruns et les gris, les ocres ternes, les teintes terreuses ou moutarde des vêtements de ceux qui étaient venus assister à la pendaison donnaient l’impression de chatoyer richement. Les tuniques au rouge délavé des Gnashters rutilaient. Ils étaient six : deux debout à côté de la potence, deux autres soutenant Traz, qui vacillait sur ses jambes, la tête penchée, un filet de sang coulant sur son front, un cinquième négligemment appuyé à un poteau, sa catapulte armée à portée de la main. Le dernier haranguait la foule apathique attroupée devant le gibet :
— Par ordre de Naga Goho, ce criminel furieux qui a osé user de violence envers les Gnashters est condamné à être pendu !
On passa solennellement le nœud autour du cou de Traz, qui leva la tête et posa un regard vitreux sur l’assistance. S’il vit Reith, il n’en laissa rien paraître.
— Puissent cet incident et sa conséquence être pour vous tous une leçon d’obéissance !
Reith contourna le gibet. Le temps n’était ni aux scrupules ni à la délicatesse – à supposer que les scrupules et la délicatesse fussent jamais de saison sur Tschaï. Les Gnashters qui s’occupaient de la corde le virent s’approcher, mais son attitude était si désinvolte qu’ils n’y prirent pas garde et se retournèrent dans l’attente du signal. Reith plongea son couteau dans le cœur du premier, qui eut un hoquet de surprise. Le second se retourna et Reith lui trancha la gorge d’un coup de revers avant de lancer son arme, qui se ficha dans le front de celui qui était de faction devant la potence. En l’espace de quelques secondes, le nombre de ses adversaires était passé de six à trois. Il chargea, l’épée au poing, et liquida le Gnashter qui avait fait la proclamation au peuple. Mais ceux qui encadraient Traz dégainèrent et se ruèrent sur lui en se bousculant tant leur fureur était grande. Reith fit un bond en arrière, épaula sa catapulte et le Gnashter le plus proche s’écroula. L’autre – l’ultime survivant du groupe – s’arrêta net. Reith bondit, lui arracha son arme et l’envoya rouler à terre après l’avoir assommé d’un coup sur la tête. Il dégagea alors la tête de Traz du nœud coulant qu’il passa au cou de sa dernière victime. Désignant du doigt deux badauds fascinés qui se trouvaient au premier rang de la foule, il leur cria :
— Allez ! Tirez sur la corde ! C’est le Gnashter qui va être pendu, pas ce garçon !
Comme ils hésitaient, il insista :
— Prenez cette corde ; faites ce que je vous dis ! Nous allons apprendre à Naga Goho qui est le maître à Pera ! Pendez le Gnashter haut et court !
Les deux hommes empoignèrent la corde et le Gnashter s’éleva dans les airs en battant des jambes et des bras. Reith s’élança vers le chevalet, dénoua le filin auquel était accrochée la cage et fit descendre celle-ci. Il l’ouvrit. Le malheureux, accroupi en chien de fusil à l’intérieur, leva les yeux. L’épouvante qu’on lisait dans son regard fit place à l’espérance – une impossible espérance. Il essaya de se lever mais il était trop faible, et Reith dut l’aider.
— Conduisez cet homme et le garçon à l’auberge, ordonna-t-il à ceux qui avaient fait office de bourreaux. Vous veillerez à ce qu’on s’occupe d’eux. Vous n’avez plus rien à craindre des Gnashters. Prenez les armes des morts, et s’ils arrivent, tuez-les ! Avez-vous compris ? Il ne faut plus qu’il y ait de Gnashters à Pera. Plus de Gnashters, plus de redevances, plus de pendaisons, plus de Naga Goho !
Timidement, les hommes s’emparèrent des armes des Gnashters et tournèrent leurs regards vers la citadelle :
Reith attendit que Traz et le condamné libéré eussent pris le chemin de l’auberge avec leur escorte et s’élança à l’assaut de la colline que couronnait le château branlant de Naga Goho.
Un mur de pierres sèches barrait le chemin, ceinturant une cour. Affalés autour de grandes tables, une douzaine de Gnashters buvaient de la bière et mâchonnaient des oiseaux des roseaux marinés. Après avoir jeté un coup d’œil à droite et à gauche, Reith suivit le mur.
Le flanc de la colline devint abrupt. Maintenant, c’était un précipice. Reith avançait collé contre la paroi, s’accrochant aux aspérités et aux fissures des pierres. Il atteignit une ouverture : une fenêtre que protégeait une croix faite de barres de fer. Il regarda prudemment à l’intérieur mais ne vit que les ténèbres. Un peu plus loin, il y avait une autre fenêtre. Elle était plus grande mais le trajet était périlleux : un à-pic de plus de vingt mètres. Reith hésita, puis continua d’avancer. Il se mouvait avec une effrayante lenteur, suspendu dans le vide, n’ayant pour toutes prises que les arêtes rugueuses et les interstices des pierres. Dans le jour qui s’assombrissait, il était invisible – rien qu’une tache sur le mur. Au-dessous de lui se déployait l’antique Pera, dans les ruines de laquelle commençaient à trembloter des lumières jaunes.
Enfin, il parvint à la fenêtre que masquait un grillage de roseaux entrelacés. Elle s’ouvrait sur une chambre et il distingua une silhouette allongée sur un lit. Quelqu’un qui dormait. Une femme. Mais dormait-elle vraiment ? Reith scruta l’obscurité. La femme avait les bras levés dans un geste de supplication, ses jambes étaient écartées de façon disgracieuse et son immobilité était celle de la pierre. Elle était morte.
Reith arracha le grillage de roseaux et sauta à l’intérieur de la pièce. La femme portait une blessure à la tête. Elle avait été frappée. Et étranglée. De sa bouche béante sortait une langue grotesque. Vivante, elle avait dû être avenante – on pouvait, du moins, le penser – mais, morte, elle offrait un bien triste spectacle.
En trois enjambées, Reith gagna la porte qui donnait sur un jardin intérieur. Du porche qui se trouvait en face venait un murmure de voix.
Reith traversa le jardin. Le porche était l’entrée d’une salle à manger dont les murs étaient tendus de tapis aux motifs jaunes, noirs et rouges. D’autres tapis jonchaient le sol. Il y avait de lourdes chaises et une table de bois patinée par l’âge. Sous un immense candélabre déversant une lumière jaune, Naga Goho, une somptueuse cape de fourrure jetée sur les épaules, était en train de souper. À l’autre bout de la pièce, la tête baissée, ses cheveux masquant sa figure, était assise là Fleur de Cath. Elle avait les mains jointes sur les genoux et Reith nota que ses poignets étaient liés. Naga Goho mangeait avec un luxe de raffinement exagéré, portant les aliments à sa bouche avec des gestes minaudiers. Tout en dînant, il parlait et, en veine de gaieté – une gaieté sinistre – il faisait claquer avec affectation un fouet court pour ponctuer ses propos.
La Fleur de Cath, immobile, gardait les yeux fixés sur ses genoux. Reith, l’oreille tendue, demeura un instant à contempler la scène. Une partie de lui-même avait l’inexorabilité d’un requin, une autre était pleine d’horreur et de dégoût et une troisième jouissait sardoniquement de la surprise qui attendait Naga Goho.
Sans bruit, il se glissa dans la pièce. Ylin-Ylan leva les yeux, l’air déconcerté. Reith lui fit signe de se taire mais Naga Goho suivit la direction du regard de la jeune fille et se retourna. Il sauta sur ses pieds et sa cape tomba.
— Oh ! s’exclama-t-il, stupéfait, un rat dans le palais !
Il se précipita pour sortir du fourreau l’épée suspendue au dossier du fauteuil. Reith le devança et, dédaignant de mettre sa lame à nu, il envoya d’un coup de poing Naga Goho s’étaler en travers de la table. Mais son adversaire, gaillard vigoureux et dynamique, se retrouva sur ses pieds au prix d’un agile saut périlleux. Le Terrien bondit sur lui et constata que l’autre était aussi expert dans le corps à corps à la mode tschaï qu’il était lui-même rodé aux finesses du combat rapproché tel qu’on le pratiquait sur la Terre. Afin de désorienter Naga Goho, il commença par lui porter des jabs du gauche au visage. Naga Goho lui porta une clé au bras pour lui faire faire un soleil ou casser l’os : Reith accompagna le mouvement et répondit par une manchette au cou. Naga Goho, en désespoir de cause, tenta un terrible fauchage de jambes. Mais Reith était prêt : il empoigna le pied de son adversaire, le tira, le tordit afin de lui briser la cheville, et Naga Goho tomba à la renverse. Il ne resta plus au Terrien qu’à l’assommer, à lui attacher les mains derrière le dos et à le bâillonner.
Cela fait, il délivra Ylin-Ylan, qui ferma les yeux. Elle était si pâle et était si défaite qu’il crut qu’elle allait s’évanouir, mais elle se leva et se mit à pleurer, nichée contre son épaule. Il resta quelques instants à la serrer dans ses bras en lui caressant les cheveux.
— Il faut déguerpir, dit-il enfin. Jusque-là, nous avons eu de la chance, mais cela ne durera peut-être pas. Il y a au moins une douzaine d’hommes à lui en bas.
Il noua autour du cou de Naga Goho un bout de corde et tira sèchement.
— Debout ! Et en vitesse !
L’autre résistait, le fusillant du regard. Des sons inarticulés sortaient du bâillon. Saisissant le fouet, Reith cingla la joue de son prisonnier.
— Debout !
De nouveau, il tira sur la corde, et le chef destitué se remit sur ses pieds.
Tenant en laisse Naga Goho, qui avançait péniblement à cloche-pied, il traversa un hall qu’éclairait une torche puante et rejoignit la cour où ripaillaient les Gnashters. Il donna alors la corde à la Fleur de Cath.
— Continue avec lui sans te presser. Ne fais pas attention à ces hommes. Rendez-vous sur le chemin.
Ylin-Ylan prit la corde et s’éloigna avec le captif. La voyant franchir la cour, les Gnashters se retournèrent, médusés. Naga Goho poussait de furieux borborygmes pour les exhorter et ils se levèrent d’un air indécis. L’un d’eux fit lentement quelques pas. Reith surgit alors, sa catapulte à la main.
— En arrière ! Rasseyez-vous !
Sans cesser de tenir les gardes sous la menace de son arme, il s’approcha du portail. Ylin-Ylan et Naga Goho commençaient à descendre la colline.
— Naga Goho est fini, dit-il aux Gnashters. Vous aussi. Quand vous sortirez, vous serez bien avisés de ne pas prendre vos armes. (Il recula dans l’obscurité.) Et qu’aucun d’entre vous ne nous suive.
Il attendit. Les Gnashters palabraient fébrilement. Deux d’entre eux avancèrent vers l’ouverture. Reith surgit, abattit le premier d’une flèche et s’enfonça une fois de plus dans les ténèbres. Il arma de nouveau sa catapulte. Maintenant, un silence de mort régnait dans la cour. Reith y jeta un coup d’œil : tous les Gnashters étaient agglutinés à l’extrémité opposée, contemplant fixement le cadavre.
Alors, le Terrien tourna les talons et dévala le sentier. La Fleur de Cath avait des difficultés avec son prisonnier, qui tirait de toutes ses forces sur la corde pour essayer de l’attirer vers lui dans l’espoir, sans doute, de se laisser tomber de tout son poids sur elle, voire de l’assommer. Reith empoigna la longe et se mit à haler sans ménagements Naga Goho, qui sautillait et trébuchait à chaque pas. À l’est luisaient Az et Braz. Des blanches pierres de l’antique Pera semblait émaner une pâle luminescence.
Sur la place se pressait une foule nombreuse accourue sur la foi de rumeurs et de bruits incontrôlés, prête à se disperser parmi les ruines si jamais les Gnashters se montraient. Un murmure de surprise monta de ses rangs quand apparurent seulement Reith, la jeune fille et Naga Goho, qui avançait en trébuchant. Les gens s’approchèrent avec hésitation.
Reith fit halte. Son regard balaya le cercle des visages blêmes qui l’entouraient. Il tira d’un coup sec sur la corde et contempla la foule.
— Voici Naga Goho, fit-il en riant. Il n’est plus votre maître. Il a commis un crime de trop. Qu’allons-nous faire de lui ?
La foule s’agita avec inquiétude. Les regards se tournaient vers le palais, revenaient à Reith et à son prisonnier dont les yeux étincelants fixaient les assistants, chargés d’une impitoyable rancune. Une voix de femme s’éleva, basse, rauque, vibrante de haine contenue :
— Qu’on l’écorche vif, ce monstre !
Un vieillard murmura :
— Empalez-le ! Il a fait empaler mon fils. À son tour de connaître le pieu !
Une troisième voix éclata, stridente :
— Le feu ! Brûlons-le à petit feu !
— Personne ne réclame sa grâce, laissa tomber Reith. (Il se tourna vers Naga Goho.) Ton heure est venue. (Il le libéra de son bâillon.) As-tu quelque chose à dire ?
Incapable de trouver ses mots, l’autre ne parvenait qu’à émettre d’étranges bruits de gorge.
Reith s’adressa au peuple :
— Accordons-lui une mort rapide bien qu’il mérite sans doute une fin moins douce. (Il tendit le bras.) Toi… toi… et toi… décrochez le Gnashter. Sa corde servira pour Naga Goho.
Cinq minutes plus tard, alors que la silhouette sombre s’agitait sous le clair de lune, Reith harangua l’assistance :
— Je suis un nouveau venu à Pera, mais je crois, et c’est une évidence que vous devez partager, que la cité a besoin d’une autorité responsable. Voyez comme Naga Goho et quelques forbans terrorisaient toute la ville ! Vous êtes des hommes ! Pourquoi vous conduire comme des animaux ? Demain, il vous faudra vous rassembler pour élire cinq hommes d’expérience, qui constitueront le Conseil des Anciens. Ils éliront à leur tour un chef pour une durée d’un an, par exemple, et dont les actes seront soumis à l’approbation de ce Conseil, lequel sera, en outre, habilité à juger les criminels et à prendre des sanctions le cas échéant. Ensuite, vous lèverez une milice, une troupe d’hommes armés pour résister aux Chasch Verts, voire pour les attaquer et les anéantir. Nous sommes des hommes : ne l’oubliez jamais ! (Il leva les yeux vers la citadelle.) Il y a encore une dizaine de Gnashters qui tiennent le palais. Le Conseil prendra demain une décision à leur égard. Il est possible qu’ils tentent de s’enfuir. Je vous suggère de monter la garde. Vingt hommes de faction qui patrouilleront sur le chemin suffiront amplement. (Reith tendit le doigt vers un gaillard de haute taille qui portait une barbe noire.) Toi, tu as l’air costaud. Occupe-toi de cela. Tu seras le capitaine. Désigne deux douzaines de sentinelles – ou plus – et poste-les. Maintenant, il faut que j’aille auprès de mon ami.
Reith prit le chemin de l’auberge en compagnie de la Fleur de Cath. En s’éloignant, il entendit la voix du barbu :
— C’est parfait ! Pendant des mois, nous nous sommes comportés comme des couards. À présent, cela va changer. Il me faut vingt hommes armés. Qui est volontaire ? Naga Goho s’en est tiré la corde au cou, tout simplement. Nous allons offrir quelque chose de mieux aux Gnashters…
Ylin-Ylan saisit la main de Reith et l’embrassa.
— Je te remercie, Adam Reith.
Reith la prit par la taille. Elle s’arrêta, se pelotonna contre lui et éclata en sanglots. C’était le choc en retour de la fatigue et de l’épuisement nerveux. Reith lui baisa le front, mais elle leva la tête et lui tendit ses lèvres, sur lesquelles il posa les siennes malgré toutes ses bonnes résolutions.
Peu après, ils entrèrent à l’auberge. Traz dormait dans une chambre à l’écart, veillé par Anacho.
— Comment va-t-il ? s’enquit Reith.
— On ne peut mieux, répondit l’Homme-Dirdir sur un ton revêche. J’ai nettoyé la plaie. Pas de fractures, juste une ecchymose. Demain, il sera sur pied.
Reith se rendit dans la salle commune. La Fleur de Cath n’y était pas. Perdu dans ses pensées, il mangea une assiette de ragoût et monta au second, où elle l’attendait.
— J’ai un dernier nom, le plus secret de tous, murmura-t-elle. Ce n’est qu’à mon amant que je le révélerai. Approche-toi, veux-tu…
Reith se pencha et elle lui murmura son nom à l’oreille.